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Ice Queen, Within Temptation

Il m’est déjà arrivé de délivrer quelques chroniques de chansons que je jugeais embarrassantes (Madonna, Birdy…), mais rien qui atteigne ce sommet, où l’on se sent la risée de ceux qui, contrairement à soi-même, possèdent les critères et les codes du “bon goût”.
Ce n’est pas que “Ice Queen” soit une mauvaise chanson, ou que la chanteuse de Within Temptation, la sculpturale Sharon den Adel, chante mal, bien au contraire, mais c’est que ce groupe hollandais ressuscite les attraits un peu frelatés de ce style pictural ou musical qu’on appelait le pompiérisme.
Lorsque j’introduis ce terme, je sais bien que cela vous renvoie au règne de Napoléon III, et vous vous demandez bien ce que ça peut avoir de commun avec le rock.
Et pourtant, qu’il y ait une intrusion de ce style, aujourd’hui méprisé, mais qui produisit un certain nombres d’œuvres très estimables, dans la musique rock, voilà qui me paraît très étonnant et je pourrais même dire assez intéressant.
J’ai un peu cherché sur Internet, et pu découvrir que les références au pompiérisme dans le rock ne manquent pas, que ce soit pour dénoncer les outrances du hard fm des années 80 ou pour vomir le prog-rock dans son intégralité, posture évidemment adoptée par “Les Inrockuptibles”. Mais, dans tous les cas, dès qu’on a écrit “pompiérisme”, on renvoie ce que ça désigne vers l’enfer du mauvais goût, de l’inaudible, du mal absolu. C’est quand même plus compliqué que ça, comme vous le verrez en lisant la seconde partie de cette chronique.
Il convient de se pencher un peu plus sur cet art pompier qu’on peut également nommer “académique”, et d’en proposer une définition, inspirée par les productions picturales (Meissonier, Gérôme…) et que je vais tenter d’adapter à la musique de notre époque.
Ce qui travaille le pompiérisme, c’est d’abord la référence aux musiques nobles du passé, ce qu’on appelle la musique classique, et il est patent que cela soit évoqué dès que le rock se pique d’emprunts à la musique classique, symphonique en particulier.
Il y a là un respect d’une certaine tradition bourgeoise, qui s’oppose frontalement à ce qui est considéré comme l’avant-garde, et qui marque bien le caractère réactionnaire de la démarche.
Il y a, plus subtilement, un goût prononcé pour ce que j’appellerais une monumentalité, destinée à impressionner l’auditeur, une ouverture vers le grandiose, et enfin, derrière tout ça une affirmation du Beau, c’est-à-dire, pour paraphraser Nietzsche, la prééminence de l’apollinien sur le dionysiaque.
C’est cette opposition dialectique qui travaille très profondément toute la musique moderne : apolliniens les “belles voix” impressionnantes et travaillées, comme celles de Céline Dion, les orchestres à cordes, la virtuosité et la technicité pointilleuses, la recherche d’une forme se pliant à des “canons” reconnus, l’épuré, le parfait, j’aurais presque envie de dire le digital opposé à l’analogique ; dionysiaques les guitares électriques distordues, les dissonances, tout ce qui peut se rapprocher du bruit, de l’irruption pulsionnelle, du cri, c’est-à-dire de beaucoup de choses propres à faire fuir ce que l’on désigne habituellement comme “le grand public”.
Car il faut le reconnaître et ne pas s’en offusquer, la séduction immédiate, la facilité esthétique, la possibilité de comprendre l’œuvre sans aucune préparation ni culture préalables sont résolument du côté du pompiérisme, d’où la facilité avec laquelle Within Temptation m’a attiré dans ses filets.
Et même si je m’éloigne maintenant de “Ice Queen”, il y a un autre exemple que je voudrais donner, qui illustre bien cette victoire facile du pompiérisme.
J’aime beaucoup Led Zeppelin, et particulièrement les 3 premiers albums, lesquels sont, à n’en pas douter, une affirmation dionysiaque évidente.
Or, il y a sur YouTube (https://youtu.be/2u-PjvRyr0I) une très instructive vidéo tournée pendant les Kennedy Center Honors de 2012. Il s’agit, semble-t-il, d’une soirée de gala patronnée par le couple présidentiel le plus glamour qui soit, je veux dire Barack et Michelle Obama, et qui récompense des artistes, par définition méritants. Et qui voit-on au balcon ? Rien moins que John Paul Jones, Robert Plant et Jimmy Page, les 3 survivants du quatuor célèbre, en habits et nœuds papillon, avec leur ruban tout neuf, ce qui fait un peu bizarre pour ces hérauts de la contre-culture.
Ann et Nancy Wilson (du groupe Heart) rentrent sur scène avec leur guitare acoustique et entament immédiatement “Stairway To Heaven”, l’hymne célébrissime de Led Zep. Gros plan sur les héros : Robert a la larme à l’œil, John Paul semble ému et Jimmy très satisfait.
Puis l’orchestre émerge de la pénombre, des violons à foison, et une Gibson Les Paul tenue par un monsieur cravaté qui pourrait être votre voisin de palier. Et des choristes, plein de choristes habillées de noir et coiffées d’un chapeau melon (bien sûr ! Led Zep est un groupe anglais). Et le batteur ! le seul qui a l’air sérieux, concentré, malgré son chapeau melon. C’est normal, c’est Jason Bonham, le fils du batteur disparu de Led Zeppelin, John Bonham (1948-1980) ! Quel hommage extraordinaire ! C’est heureux que Jason n’ait pas choisi le cornet à pistons pour s’exprimer artistiquement.
Les trois Anglais, au balcon, se détendent, se regardent, esquissent des sourires. Les cuivres interviennent. Le couple Obama a la même tête que s’ils assistaient à un concert philharmonique. Votre voisin de palier reproduit, à la note près, le chorus historique de Jimmy Page (1971). Tout cela prend une dimension épique, et tous les ingrédients du rock pompier sont réunis pour nous en mettre plein la vue. C’est beau, c’est monumental, ça a dû coûter un paquet de fric ! Je note incidemment que la majorité des choristes est d’origine afro-américaine tout en me souvenant qu’en 1971 les spectateurs afro-américains des concerts de Led Zeppelin se comptaient sur les doigts de la main.
C’est fini ; tout le monde se lève, tout le monde est content, et moi aussi, d’ailleurs. La victoire du rock pompier est totale, définitive. Je souris béatement ; pendant un instant j’ai eu l’illusion que nous vivions dans un monde parfait…

OldClaude

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  • Je me dois de répondre à cet article pertinent sur les rapports du rock et de l"art pompier". D'abord le définir est complexe, on peut y assimiler des termes : surenchère de détails, respect des canons esthétiques, technique maîtrisée, recherche de l'efficacité artistique, attachement aux valeurs esthétiques établies etc. Tout cela fait le lit d'un art grandiloquent, pompeux... et indigeste.
    Problème, dans le rock, certaines œuvres ont adopté ces canons et ont accouché de trucs imparables. Le premier exemple qui me vient à l'esprit est évidemment Queen. Et "Bohemian Rhapsody". Tout y est : références à l'opéra italien, mélodie bel-cantesques, batteries de guitares overdubbées à la tierce etc. Seulement problème, ça marche ! A mon sens c'est que derrière il y a quatre gugusses géniaux (enfin disons 3) dont l'incomparable Freddie Mercury, l'un des plus grands chanteurs et showman que nous ait apporté le rock'n'roll et Brian May, dont la maîtrise de l'instrument reste absolument scotchant. Oui, il est probable que les vrais critiques musicaux, ceux des Inrocks ou de Rock'n'folk, vouent ces olibrius aux gémonies. Grand bien leur fasse, je leur laisse Lescop et vais réécouter ce titre généralissime, dont je vous recommande l'audition des pistes séparées ici : https://www.youtube.com/playlist?list=PLA98C2174DEE4F6A2
    On en recause après.
    Et on reparle également de "Grand Hôtel" de Procol Harum. Vive les pompiers !

    • Cher Ramon Pipin, je te remercie beaucoup pour ton commentaire, et, en effet, Queen au premier chef, ainsi qu'une grande partie de la Prog (Rick Wakeman ! et même les génialissimes Gentle Giant) relèvent peu ou prou de cet art pompier.
      Cependant, ce que je voulais mettre en lumière, c'était la grande ambivalence dans laquelle je me trouvais vis-à-vis de ces musiques ; en d'autres termes, je les aime et je ne les aime pas, à la fois. Elles ont produit des choses magnifiques, comme ce "Bohemian Rhapsody", et beaucoup d'autres choses, y compris ce "Stairway To Heaven", même s'il provoquait mon ironie.
      Mais tout se passe comme si cette séduction se faisait au prix d'un excès, d'une surabondance, de ce que j'appelais une monumentalité, faite pour séduire et épater, plus que pour toucher et émouvoir. On peut aimer les dorures et les enluminures ; on peut préférer une beauté plus "naturelle", moins apprêtée. Et je trouve enfin que le rock se met en danger quand il oublie qu'il vient de la rue, de la révolte, de la provocation, du "garage", pour flirter avec le goût exquis et policé des musiques bourgeoises.

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OldClaude

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