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Toute La Misère Du Monde, Ramon Pipin

On le sait depuis longtemps, les clowns sont tristes. Et souvent anxieux. C’est la raison pour laquelle lorsque j’ai eu entre les mains, en 1985, ce premier vinyle de Ramon Pipin, “Nous Sommes Tous Frères”*, j’ai sursauté à l’écoute de cette magnifique chanson qu’est “Toute La Misère Du Monde”. Certes, Pipin avait confié l’écriture des paroles à Henri Steimen, mais c’est le traitement musical lui-même qui tire cette chanson vers une atmosphère et des sous-entendus qui n’étaient, à l’origine, pas prévus.

Parlons d’abord de cette ambiance musicale installée par les claviers d’Hervé Lavandier, qui est en parfaite adéquation avec le texte ; le tempo est ultra-ralenti, les synthétiseurs et surtout les Structures Sonores Baschet, qu’on appelle également orgues de cristal, et qui sont jouées par Michel Deneuve nous gratifient de sons qu’on peut qualifier de funèbres ; la batterie, jouée par Jean-Michel Kajdan propose un martellement qui pourrait m’évoquer ce qu’entendaient les galériens sur leur banc de nage ; on peut aussi y reconnaître, dans ce refus d’utiliser la moindre cymbale, l’influence de Peter Gabriel**. La basse jouée au synthétiseur marque le premier temps comme s’il s’agissait d’un tocsin ; vers la fin de la chanson, Ramon Pipin plaque des accords de Jugement Dernier. Tout ici nous suggère qu’il s’agit d’une Marche du Destin. Ramon chante les paroles avec un beau falsetto qui a certainement dû inspirer Justin Vernon (Bon Iver), sauf dans les refrains où se manifeste une petite révolte devant tant d’adversité.

Très déprimant, n’est-ce-pas ? Alors, bien sûr, connaissant Ramon Pipin depuis les temps anciens de Au Bonheur Des Dames, l’ayant vu passer de la parodie vers l’humour grinçant et provocateur de la période Odeurs, la question qui vient à l’esprit c’est : « est-ce du lard ou du cochon ?». S’agit-il d’un texte que l’on peut classer dans la catégorie des seconds degrés très réussis, de quelque chose avec quoi on peut prendre ses distances, et qui se conclurait par un grand éclat de rire qui voudrait nous dire : «Je vous ai bien eus !» ?

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Ou bien s’agit-il d’un texte à prendre au premier degré, d’un petit caillou noir que Ramon cache parmi tous les cailloux blancs, en se disant qu’on n’y verra que du feu, de quelque chose qui crée du malaise parce qu’il est le signe authentique d’un mal-être que la pudeur de Ramon lui interdit de dévoiler trop clairement ?

Je vous avoue que je penche vers la deuxième hypothèse, c’est-à-dire que Ramon réussit le stupéfiant tour de passe-passe de nous faire prendre le premier degré pour un second degré, alors que, d’habitude, les humoristes font le contraire. Ça en fait, tout simplement, l’une des plus grandes chansons françaises des 80’s.

*voir ma chronique de la chanson “Nous Sommes Tous Frères“.

**écoutez, par exemple, “Biko” sur le “3” de Peter Gabriel (1980)

OldClaude

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  • Belle analyse !
    En effet, ce morceau est en trois dimensions !
    Premier ou second degré ? Parodie ou introspection ?
    Parodie musicale ou hommage à Peter Gabriel ?
    Voyons le comme on le voudra, c'est un morceau à mettre à part dans la production Pipiniesque.
    Ce son énorme (Emulator je pense), la basse synthé qui sonne parfois comme le stick de Tony Levin, les drums entre Jerry Marotta et Phil Collins.
    Tout est là !
    Toutefois, je ne suis pas amateur de falsetto, et la voix naturelle de Ramon est tellement juste et bien placée que j'aurais aimé entendre un version sans voix de fausset.
    Bref, Qu'est-ce que c'est beau quand même !

    • Merci pour votre appréciation, et apparemment votre belle connaissance de l'œuvre de Ramon Pipin. Quant à votre "Qu'est-ce que c'est beau !" il pourrait indiquer que vous n'êtes pas trop éloigné, non plus, de certains travaux futurs de notre cher Ramon ! A bientôt, sans doute !

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OldClaude

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