J’ai parfois, dans ces chroniques que vous avez la bonté de lire, été un peu sévère avec ce qu’ont produit John Lennon ou Paul McCartney après la fin des Beatles. Mais il faut reconnaître, comme le font à peu près tous les habitants de cette planète, que ce single, sorti au Royaume-Uni le 17 février 1967, et rassemblant sur une double face A le “Penny Lane”* de Paul et le “Strawberry Fields Forever” de John est l’une des plus belles choses que la musique ait produite, au siècle dernier.

Comme vous le savez, tout ça est parti de l’arrêt des tournées, le dernier concert des Beatles ayant eu lieu le 28 août 1966. Désormais, ils étaient libres de se consacrer au travail en studio, sans être limités par le fait d’une éventuelle adaptation à la scène.

John en profita donc pour aller tourner le film How I Won The War, sous la direction de Richard Lester, en particulier à Almeria, dans le sud de l’Espagne. Mais on attend beaucoup pendant les tournages et c’est là que John commença à élaborer la première version de SFF. Son mariage avec Cynthia battait de l’aile, il prenait pas mal de LSD25.

Donc, au départ, SFF est une jolie chanson, à la guitare acoustique, et vous pouvez vraiment vous rendre compte de ce à quoi ça ressemblait en vous reportant au second cd de l’Anthology 2 des Beatles dont la 1ère piste (SFF demo sequence) vous montre ce que John avait en tête avant de pénétrer dans le studio 2 d’EMI, le 26 novembre 1966.

John, nouvelle coupe de cheveux, nouvelles lunettes rondes et qui n’avait aucun problème pour tirer la couverture à lui, annonça aux autres, qu’il n’avait pas vus depuis près de 5 mois qu’il avait « une très bonne chanson, pour commencer » ce qui allait devenir leur futur album, Sgt Pepper. Mais vous le savez maintenant, “Strawberry” aura un destin tout autre que celui de figurer sur le futur album des Beatles.

Paul, Ringo, George, George Martin, Geoff Emerick et l’assistant ingénieur Phil McDonald, tout le monde trouvait la chanson brillante, très réussie.

John avait apporté dans le studio son Mellotron Mark II, mais c’est Paul qui accapara l’instrument et qui écrivit cette très belle introduction, avec ce son de flûtes joué par le Mellotron. Ce jour-là, celui de la take 1 (avec une bande tournant plus lentement), Paul enregistra son Mellotron (avec un son de “cuivres”), Ringo, une batterie avec les fûts recouverts de serviettes pour étouffer le son, George, une slide-guitar, John une rythmique à la guitare et une voix, parfois doublée.

L’enregistrement reprit le surlendemain. Paul peaufina son introduction au Mellotron et choisit un son “flûtes”. Il y eut de nombreuses prises, en particulier la basse de Paul, mais c’est le Mardi 29 novembre qu’on aboutit à une take 7 qui fut élue comme “best”.

Il y avait quand même un problème, c’est que ce SFF s’était grandement éloigné de l’idée que John en avait, avec sa guitare acoustique, et ça n’échappait pas à George Martin.

En tout cas, ni George Martin, ni Geoff Emerick n’étaient présents quand les Beatles arrivèrent au studio ce Jeudi 8 décembre. C’est Dave Harries qui était l’ingénieur de permanence et les Beatles s’en donnèrent à cœur joie pour enrichir SFF de timbales, d’un tambourin joué par Mal Evans, et des cymbales de Ringo enregistrées à l’envers (et sans doute avec un peu trop d’aigus, selon Emerick).

Le lendemain furent ajoutés la fameuse piste de John où il dit, à la fin de la chanson, «Cranberry Sauce», ce qui a juste un rapport avec le fait qu’on était proches de Thanksgiving, et puis, bien évidemment de la part de George, un instrument indien, le swaramandala, lequel est une sorte de cithare** (on l’entend bien à 1 mn 18 et à 2 mn 04).

Le 15 décembre, G. Martin avait écrit à la demande de John une partition pour trompettes et violoncelles, interprétée par sept musiciens, qui firent ça très proprement.

Le 21 décembre, enfin, John rajouta encore une piste de voix et Paul, un piano, à la fin.

Et c’est là que John s’adressa à George Martin en ces termes : « Je crois que j’aime bien le début de la première version, et la fin de la deuxième version » ce à quoi le producteur répondit « Je comprends bien, John, mais le problème, c’est que ces deux versions sont dans des tonalités différentes, et dans des tempos différents ! » Et Lennon, qui se fichait complètement des problèmes techniques, de répondre : « George, je suis sûr que tu vas arranger ça parfaitement…»

À l’époque, il n’y avait que des bandes magnétiques et des variateurs de vitesse sur les magnétophones, et dès le lendemain George Martin et Geoff se mirent au travail à partir de la take 7 qu’il fallait donc accélérer, et de la take 27 qu’il fallait ralentir. Avec l’aide de Dieu et un peu de chance comme le raconta plus tard Martin, ils arrivèrent au résultat souhaité, et les bandes furent collées le mieux possible. George Martin racontait qu’il entendait toujours l’endroit exact de l’impossible soudure***.

Pour revenir à la chanson elle-même (dont vous avez compris, en lisant ce qui précède qu’il est impossible d’en déterminer la tonalité exacte), je ne peux que redire que c’est l’une des choses les plus magnifiques que John Lennon ait jamais faites, que son chant, que son picking sur son Epiphone Es-230TD Casino de 1965 montre quel guitariste subtil il était. Paul n’est pas en reste, ses contributions au Mellotron, à la guitare (oui, c’est lui qui tient la lead guitar), à la basse, sans oublier le piano et les timbales, sont déterminantes. Ringo est splendide, avec ses cymbales enregistrées à l’envers, mais surtout un travail sur ses fûts absolument fabuleux. Il n’y a que le pauvre Harrison, dont la tête était restée en Inde, qui contribue modestement, avec des bongos, des maracas, mais également une slide-guitar non négligeable, et surtout ce swaramandala, dont j’ai parlé.

Pour finir, une remarque qui va me valoir les foudres de la plupart des admirateurs des Beatles : si j’ai l’habitude d’écouter “Strawberry Fields Forever” sur le cd mono édité en 2009, je ne dédaigne pas la très intéressante version concoctée par George et Giles (le fiston) Martin pour le disque Love de 2006. Mon compte est bon ; je vais probablement demander les services d’un garde du corps.

*Voir ma chronique de ce titre.

**Oui, cithare, et non sitar ; ça n’a strictement rien à voir.

***Essayez ! C’est exactement à la 60ème seconde de la chanson

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