Depuis que j’ai écrit*qu’il n’y avait que six bonnes chansons sur Sgt. Peppers Lonely Hearts Club Band, je ne sors plus qu’avec deux gardes du corps musclés. Mais, entendons-nous bien, une chanson mineure des Beatles vaut quand même bien mieux que les œuvres complètes de Charlotte Gainsbourg.

Et le moins qu’on puisse dire est que “A Day In The Life” est une chanson majeure des Beatles, et le fruit d’une collaboration étroite entre John et Paul.

Avaient déjà été enregistrées, en vue de cet album, “Strawberry Fields Forever” et “Penny Lane”. Manque de chance, les Beatles avaient besoin d’un single, et George Martin décida que ces deux-là feraient une double face A idéale. Et comme, à l’époque, on ne remplissait pas les albums avec ce qui paraissait en single…

Ce fut ensuite “When I’m Sixty-Four”, et le 19 janvier 1967 commença le travail pour “In The Life Of…”, titre initial de l’œuvre de John Lennon. John avait écrit les paroles en s’inspirant d’un article du Daily Mail qui dénombrait 4 000 nids-de-poule dans les rues de Blackburn, Lancashire. Paul proposa quelque chose qu’il avait écrit pour le milieu de la chanson, réminiscence de ses années d’écolier. John rajouta un autre fait divers qui concernait la mort d’un de leurs amis, tué au volant de sa voiture. Paul trouva « I’d love to turn you on » , référence explicite à Timothy Leary, apôtre américain du LSD, ce qui fit très plaisir à John. Il y a également une allusion au film que John venait de tourner, How I Won The War.

Sur une piste on enregistra John jouant les accords sur sa guitare acoustique, Paul l’accompagnant au piano ; Ringo tapait sur ses bongos et George agitait des maracas. L’autre piste était occupée par le chant de John, noyé dans l’écho. Mais il y avait, au milieu, 24 mesures vides, et l’on demanda à Mal Evans** de compter ces mesures, pour que tout le monde s’y retrouve ; ce dernier trouva amusant de faire sonner un réveil au début de la 24ème mesure. On confia très vite les maracas à Ringo, car George avait un problème pour garder le rythme. Quant aux performances vocales de John, au fur et à mesure des prises, chacun s’accorda à dire qu’elles furent époustouflantes. À la fin de la journée, on avait donc une piste instrumentale et trois pistes remplies par la voix de John, avec beaucoup d’écho.

Le 20 janvier, on créa une piste avec ce que Lennon avait fait de mieux, la veille, sur les 3 pistes ce qui libéra de la place pour une piste de basse pour Paul et une piste de batterie pour Ringo. Paul rajouta sa voix sur la piste vocale de John et le puzzle fonctionna parfaitement, d’autant que le “Woke up, fell out of bed” commençait exactement après le réveil de Mal. Cela dit, cette voix de Paul fut réenregistrée le 3 février. il y eut également un peu plus de piano, au début, et une rythmique électrique due à George.

Dix jours plus tard, George Martin, Geoff Emerick et Richard Lush travaillèrent sur un premier mix, et le travail des Beatles sur ce titre reprit le 3 février, avec cette voix refaite par Paul, à laquelle s’ajouta le ahanement de John après « I noticed I was late ». Richard Lush fit un travail d’orfèvre pour éditer les voix de Paul et John sur la même piste. On demanda à Ringo d’enrichir sa piste de batterie avec un travail sur les toms, ce qu’il fit parfaitement, d’autant que les ingénieurs essayèrent de recréer un peu un son de timbale avec ses toms. La batterie de “A Day In The Life” est, je crois, le chef-d’œuvre de Ringo.

Et puis se reposa la question de remplir ces fameuses 24 mesures, et John demanda que l’on crée un “orgasme musical”, quelque chose qui irait du pianissimo au fortissimo ; bref il fallait convoquer un orchestre symphonique dans le studio 2. Vu le coût de la chose, Ringo suggéra qu’il vaudrait mieux convoquer 40 musiciens et les faire jouer deux fois !

Ce qui arriva le Vendredi 10 février, mais dans le studio 1. Paul et George Martin s’occupèrent d’expliquer à l’orchestre ─ qui les prit pour des fous ─ qu’il fallait faire un glissando de la note la plus basse de leur instrument, vers la note la plus haute; de pianissimo à fortissimo, en finissant sur un Mi majeur. Les musiciens jouèrent 4 fois, sur les 4 pistes d’une bande, ce qui donna l’effet d’un orchestre de 160 musiciens. Pour la première fois, on synchronisa deux quatre-pistes ensemble. La plupart des musiciens portaient des déguisements ou des nez de clowns, car tout était filmé, et étaient présents Pattie Harrison, Mick Jagger, Marianne Faithfull, Keith Richards, Mike Nesmith, Donovan, Graham Nash, Brian Jones, etc.

le 13 février fut consacré à des mixes qui n’aboutirent pas, et la cinquième session de travail sur “A Day In The Life” arriva le 22 février. C’est Paul qui eut l’idée de la fin : un accord de piano qui résonnerait indéfiniment. Deux grands Steinway, un Steinway droit, tout le monde (John, Paul, Ringo, Mal, car George était absent) devait frapper ensemble un Mi majeur, le pied sur la pédale de droite. George Martin rajouta un harmonium ; beaucoup de compression, et les tirettes poussées lentement pour compenser l’affaiblissement progressif de l’accord.

Le 7 avril, on mêla la fin de “Sgt. Pepper (Reprise)” avec le début de “A Day In The Life”, et la chanson était prête à être révélée au monde, avec les autres, le Jeudi 1er juin 1967.

Ce qui est intéressant avec Sgt. Pepper’s, c’est qu’il semble que pour la première fois dans toute l’histoire de la musique enregistrée, on pouvait donner une réponse positive à n’importe quelle demande d’un musicien ; on commençait à faire tomber les barrières techniques qui bridaient la créativité***, et tout devenait possible. Il fallait que les guitares sonnent comme des pianos, et les pianos, comme des guitares ? Pas de problème ! Sgt. Pepper’s Lonely Hearts Club Band est le premier Grand Mariage Réussi entre l’Art et la technologie.

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*Voir ma longue chronique consacrée à “Lucy In The Sky With Diamonds”. La plupart des détails de ma chronique de “A Day In The Life” sont empruntés à la référence absolue qu’est Mark Lewisohn.

**Mal Evans (1935-1976) fut le road-manager-assistant-garde du corps des Beatles.

***Au point que, de nos jours, on peut même arriver à faire chanter correctement des gens sans aucun talent !

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