Y eut-il jamais, dans toute l’histoire de la pop musique œuvre plus impressionnante, plus radicale, plus complexe, plus intimidante, plus tournoyante, plus libre, plus joyeuse, plus ancrée dans la tradition occidentale, mais plus rock, plus révolutionnaire, plus virtuose, plus nécessaire, mieux harmonisée, mieux composée, mieux jouée, mieux chantée, que ce faramineux “On Reflection”, pièce maîtresse du septième album de Gentle Giant, Free Hand ?

Free Hand marque la fin de la collaboration entre WWA et le groupe ainsi que  la libération que représentait la signature avec Chrysalis, et beaucoup de chansons évoquent les désillusions de la vie de ces musiciens, y compris, sans doute, “On Reflection”, dont le texte parle de la fin d’une relation amoureuse. Comme toutes les autres chansons de ce disque, dont Gentle Giant a assuré la production, elle est signée par les frères Shulman et Kerry Minnear*.

Qui fait quoi, dans cette œuvre ? Derek Shulman chante, comme il se doit, mais, dans la section médiane, c’est Kerry Minnear qui devient voix soliste. Ray Shulman prend en charge la première voix, et Gary Green, la seconde. Ce dernier joue, bien sûr de la guitare électrique, mais aussi, au début, de la flûte à bec alto. Ray ajoute à la basse, une viole (mais, sur scène, ce sera un violon). John Weathers s’occupe de tous les instruments sur lesquels on tape : la batterie, mais également un triangle. Quant à Kerry, la liste des instruments qu’il pratique en studio, est remarquable : piano, céleste, orgue Hammond, clavecin, mini-Moog, glockenspiel, vibraphone**, marimba, timbales, harpe et violoncelle.

Je dois vous prévenir qu’il y a de quoi être un peu décontenancé, en écoutant pour la première fois “On Reflection”, car sa richesse ne se livre pas à la première écoute***. Cependant, vous reconnaîtrez facilement une ligne mélodique, exposée tout d’abord dans l’extraordinaire partie chantée du début, sur laquelle je reviendrai, mais que vous retrouverez tout au long du morceau, d’abord jouée sur des instruments acoustiques, et ensuite sur des instruments électriques ou électroniques. Cet effet de contraste revient, en fait, à enserrer une section médiane, prise sur un tempo lent, entre deux sections initiale et terminale, dont le tempo est rapide, tout en utilisant le même matériel mélodique.

Mais je vous sens impatients, car vous souhaitez que je revienne sur la magnifique polyphonie vocale qui ouvre “On Reflection”. Il y a, en effet, cinq lignes vocales différentes, écrites suivant les règles de la fugue. Oui, le grand Jean-Sébastien Bach serait à peine dépaysé par cette ouverture, même si le morceau ne se poursuit pas de cette manière, et se termine comme variation d’un canon****.

Il y aurait encore beaucoup à dire sur “On Reflection”, mais je crains de fatiguer le lecteur par des détails techniques ou musicologiques dont je ne suis pas certain de maîtriser tous les aspects. Je ne me lasse, en tout cas, jamais d’écouter “On Reflection”, de la même façon que les amateurs de musique classique peuvent revenir incessamment vers leurs œuvres de prédilection ; j’ose, en effet, la comparaison, au risque de me faire clouer au pilori, car il n’y a pas beaucoup d’autres exemples d’une telle ambition dans la musique rock.

Mais le plus étonnant est que cette ambition se poursuit devant un public, car Gentle Giant n’a jamais hésité, nonobstant la difficulté, pour inscrire “On Reflection” à son répertoire de scène. Je dois avouer que je ne me souviens plus s’ils l’ont joué lors du seul concert qu’ils ont donné à l’Olympia de Paris, le 29 novembre 1975, mais, en tout cas, je n’ai pas hésité à réécouter une bonne dizaine de versions d'”On Reflection” en public, et je m’en vais maintenant vous en dire quelques mots.

La structure d'”On Reflection” en public est assez différente de l’enregistrement en studio*****, car, en public, le morceau commençait par une partie instrumentale menée par la flûte à bec alto de Gary, accompagnée par le violon de Ray, le fameux violoncelle blanc de Kerry, et le vibraphone de John. Ensuite seulement, s’intercalait la polyphonie vocale à cinq voix, a cappella, toujours impeccablement réalisée, ce qui, à l’époque, et avec les systèmes d’amplification et de retours beaucoup moins performants et sophistiqués que de nos jours, était une sacrée performance. Le morceau se terminait par une partie rock instrumentale.

Passons donc rapidement sur deux versions qui auraient été excellentes si la qualité d’enregistrement avait été meilleure : le concert donné le 3 octobre 1975 à White Plains (NY) qui est sur Endless Life. On en trouve une version de bien meilleure qualité dans le coffret Memories Of Old Days. Le concert de novembre 1977 donné à Cleveland (OH) paru sur The Missing Face est également d’une piètre qualité sonore, et, là encore, il faut se tourner vers le coffret Memories Of Old Days pour que les choses s’améliorent.

Curieusement, le “On Reflection” qui figure sur Playing The Fool, le “live officiel” du groupe, enregistré à Düsseldorf le 23 septembre 1976, est très correct, mais on lui préférera les versions du 7 mars 1976 (Hgrpstem, New York) qu’on trouve sur In’terview In Concert, celle du Calderone Theater d’Hempstead, Long Island, NY enregistrée le 3 juillet 1976 (Live At The Bicentennial) et surtout les versions du 5 janvier 1978 filmée pour l’émission de la BBC “Sight & Sound In Concert” au Golders Green Hippodrome, près de Londres ─ il s’agit de la vidéo YouTube dont je donne le lien dans cette chronique ─ et dont on trouve l’enregistrement dans le coffret Memories Of Old Days, ainsi d’ailleurs que sur le cd Out Of The Fire.

Cependant, à mon avis, le meilleur enregistrement “live” est celui, réalisé dans les studios de la BBC le 16 septembre 1975, que vous trouverez sur l’indispensable Totally Out Of The Woods.

J’ai peut-être été un peu long, au goût de certains, mais je crois vraiment que ce “On Reflection” le mérite, et que Gentle Giant, probablement le groupe de “progressive rock” le plus important de son époque devrait également être reconnu comme l’un des groupes les plus importants de toute l’histoire de la musique moderne.

*Schématiquement, Derek écrivait les paroles, Ray et Kerry s’occupaient de la musique, Ray ayant appris à écrire “dans le style de Kerry”.

**Sur scène, ce sera John qui jouera du vibraphone.

***J’emprunte à mon ami Geir Hasnes une grande partie des notations musicologiques qui vont suivre, et qui ont été publiées à la fin du livre consacré au groupe par Paul Stump. Si cela vous intéresse, vous trouverez sur le site officiel de Gentle Giant la traduction française que j’en ai réalisée. http://www.blazemonger.com/w/images/b/bd/La_musique_de_gentle_giant.pdf

****Tout le monde a chanté “Frère Jacques” et sait ce qu’est un canon.

*****Je me réfère à la très bonne édition cd EMI/Alucard de 2009 de Free Hand.

 

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