Marquee Moon est un album fondamental, pas seulement par rapport à l’histoire de la musique du XXème siècle, mais également dans ma propre histoire. En cette année 1977, ma génération commençait à atteindre un âge auquel la plupart d’entre nous allaient tourner leur intérêt vers des choses bien plus importantes que les braillards chevelus qui nous occupaient jusqu’alors : un métier, la fondation d’une famille, vous voyez ce que je veux dire. Et, en plus de ça, déferlait cette révolution stylistique qu’on appelait le “punk” et qui, il faut bien le dire, faisait horreur à ceux qui avaient grandi avec les Beatles, les Rolling Stones, sans parler de Genesis ou de Yes. Désormais la musique se segmentait en un certain nombre de “niches”, et, pour ne parler que de la première partie de cette année (Marquee Moon est sorti le 8 février), les gens qui achetaient le Leave Home des Ramones, n’étaient pas ceux qui achetaient Playing The Fool de Gentle Giant ; ceux qui achetaient Exodus de Bob Marley ne portaient aucun intérêt au Songs From The Wood de Jethro Tull ; le Let There Be Rock d’AC/DC révulsait les amateurs du Rumours de Fleetwood Mac, etc.

Marquee Moon a été pour moi, sinon, le disque, du moins l’un des 3 ou 4 disques qui m’ont permis de faire la jonction, le lien, entre la musique des 20 années qui venaient de s’écouler ─ ce qu’on appellerait plus tard le Classic Rock ─ et la musique de la fin du siècle et de celui à venir. Au lieu de me replier sur ce que je connaissais, ce qu’on fait la plupart des “baby-boomers”, j’ai continué, tout simplement, à écouter la musique qui arrivait chaque mois dans les bacs des disquaires.

Television , quatuor new-yorkais, me semblait ainsi neuf et frais, avec leurs guitares Fender Jazzmaster, et nous apportait le son d’une ville encore dangereuse, dont le centre était un club qui s’appelait le CBGB’s. Pourtant, Television s’était formé en 1973, avait sorti son premier single en 1975 (“Little Johnny Jewel”), avant de signer chez Elektra en 1976, de trouver un producteur (Andy Johns, frère de Glyn) qui leur permettra d’enregistrer leur album en une semaine. Le chef-d’œuvre du disque est probablement le morceau-titre, “Marquee Moon”, mais avec près de 11 minutes, il n’est peut-être pas d’un abord aussi immédiat que “See No Evil”.

Bien évidemment, Marquee Moon n’a eu, à sa sortie, aucun succès aux USA, et c’est l’Angleterre qui a réagi la première avec un article de Nick Kent dans le New Musical Express. Quoi qu’il en soit, j’étais bien à l’Olympia de Paris ce 7 juin 1977 pour le premier concert parisien de Television*, et je m’en souviens comme d’un enchantement. Tom Verlaine, compositeur, guitariste et chanteur principal, Richard Lloyd, guitariste au style beaucoup plus classique, Fred Smith à la basse et Billy Ficca à la batterie nous faisaient enfin entrer dans la modernité.

Pour en venir, donc, à “See No Evil”, il y a ce riff remarquable de Tom, sur lequel se pose sa voix acide, le tout soutenu par la batterie de Billy Ficca, lequel ne joue que sur ses toms. Le remarquable chorus de guitare est l’œuvre de Richard Lloyd. On dirait que la musique décrit une spirale ascensionnelle qui nous entraîne avec elle. Quand j’aurais ajouté que la photo de la pochette est due à Richard Mapplethorpe, vous aurez compris que vous avez une œuvre d’art entre les mains.

*après avoir subi, en première partie, un groupe français de morveux, quasiment inconnus, résolument agrippés à une musique passéiste et entièrement décalquée des Rolling Stones, Téléphone.

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