Tiens ! Sufjan Stevens, ça faisait longtemps…Et certains, de changer déjà de page, agacés à l’idée que je vais encore les abreuver d’adjectifs ampoulés ou plus ou moins amphigouriques, afin de célébrer le retour du prophète-venu-sur-terre-pour-nous-protéger-de-la-mauvaise-musique.

Mais c’est comme ça et pas autrement. Cette année-là, l’année de ses 40 ans, Sufjan Stevens a sorti un disque pour nous parler de rien moins que de la mort de sa mère. Carrie & Lowell. On voit une photographie abimée sur la pochette du cd et on sait qu’il s’agit pour Sufjan d’une dramatique réalité.

Et pour cette chronique, encore plus que pour toutes les autres, le choix de me centrer sur une chanson m’apparaît parfaitement ridicule, un peu comme si pour vous parler d’un livre, je ne m’intéressais qu’à un seul chapitre.

C’est pour vous dire que, même si j’ai usé et abusé de superlatifs avec Michigan, Illinois, Seven Swans, The Age Of Adz, ce septième album de Sufjan Stevens* représente une sorte d’aboutissement pour lequel il ne faut surtout pas penser que l’instrumentation assez folk (guitare acoustique , un peu de synthétiseurs) correspondrait à une régression vers l’époque de Seven Swans. Bien au contraire, il faut admettre que ce musicien, au sommet de son art, a choisi l’écrin idéal pour accompagner ce qui est essentiel dans Carrie & Lowell : le texte. Et je pense, avec d’autres, qu’il s’agit là de son plus grand disque, même si on peut parier qu’il ne se dévoilera pas ainsi à la plupart de ses auditeurs.

Mais oui, jeunes gens je ne comprends toujours pas pourquoi vous avez abandonné les cd, car dans un cd il y a le livret, et dans le livret il y a les indispensables paroles de Carrie & Lowell, sans lesquelles ce disque reste impénétrable.**

Puisque Sufjan nous invite à pénétrer son environnement familial, il faut quand même que je vous en dise quelque chose.***

D’abord quelques mots sur Lowell Brams, son beau-père. Lowell a été la figure masculine la plus importante pour le jeune Sufjan ; c’est lui qui a favorisé le rapprochement entre l’enfant et sa mère, c’est lui qui l’a initié à la musique, c’est lui qui s’ occupe de la maison de disques Asthmatic Kitty, qui a édité les disques de Sufjan, lequel n’est pas très proche de son père biologique, Rasjid. Lowell habitait à Eugene, dans l’Oregon.

Quant à Carrie, elle a quitté le domicile conjugal─ et son alcoolique de mari, le père de Sufjan ─ quand Sufjan avait un an, ce qui fait que ce dernier n’avait aucun souvenir de sa mère. C’est le mariage de Carrie avec Lowell, quand Sufjan avait cinq ans, et les trois étés qu’ils ont passés ensemble dans l’Oregon qui ont permis que se crée un lien entre la mère et l’enfant.

Cependant, le malheur, pour Sufjan était que cette mère était malade ; psychotique, soignée avec un neuroleptique, elle fut, toute sa vie en proie à l’addiction, aux opiacés, et à l’alcool. Elle se sépara de Lowell, et Sufjan ne la revit qu’en 2012, sur son lit de mort, se battant contre un cancer de l’estomac qui l’emporta rapidement.

Sufjan dit que sa mère est partie quand elle s’est rendue compte qu’elle n’était pas capable d’assumer une vie familiale et l’éducation de ses enfants, en quelque sorte pour les protéger ; mais il lui arrivait d’être suffisamment stable pour être, pendant ces périodes, une mère aimante, attentionnée, créative.

Cependant, il était un peu tard pour Sufjan, et la disparition de sa mère, d’une personne qu’il connaissait si peu, le confronta à l’insoluble problème  de se retrouver en face de l’absence d’une absence, et sa réaction fut à l’image de cette situation impossible. Il réagit par de la tristesse, mais surtout par une colère liée à cette frustration redoublée, laquelle se manifesta par des comportements autodestructeurs. Ce fut, d’après lui, très chaotique, et l’écriture de Carrie & Lowell, aussi pénible qu’elle fût, lui permit d’atteindre une sorte de résilience.

Cependant, vous n’avez pas besoin de ce qui précède pour être bousculé(e), bouleversé(e) par l’émotion, par la blessure ouverte de ces onze chansons, parmi lesquelles j’ai choisi de vous parler un peu plus de “The Only Thing”.

Comme vous avez le texte sous les yeux, vous comprenez très vite qu’il s’agit de Sufjan et de ses tentations de suicide, de son idée de se précipiter, avec sa voiture, dans un canyon, de celle de se taillader le bras dans un Holiday Inn, la nuit. Ce qui le sauve de ça ? La beauté du monde, le ciel et ses constellations, la Lune, les grottes du Lion de Mer qui se trouvent dans l’Oregon, ce que Sufjan ─ mais on n’est pas obligés de le suivre ─ nomme la grâce de Dieu. Mais quelle souffrance ! dont on sait qu’elle n’est pas feinte. « Je me demande si tu m’as aimé » jette-t-il à sa mère. « Comment est-ce que je vis avec ton fantôme ? » interroge -t-il.

Le chaos évoqué ci-dessus se décline en termes d’automutilations : « Devrais-je m’arracher les yeux, maintenant ? Tout ce que je vois me ramène à toi, d’une façon ou d’une autre. Devrais-je m’arracher le cœur, maintenant ? Tout ce que je ressens me ramène à toi, d’une façon ou d’une autre » et, plus loin, «Devrais-je m’arracher les bras, maintenant, je veux te sentir me toucher ».

La musique, comme je l’ai dit, est au service du texte, lequel est le plus souvent chanté avec beaucoup de retenue. C’est donc essentiellement la guitare qui intervient, installant une “pauvreté folk” qui laisse toute sa place à la puissance du texte ; mais Sufjan, par exemple dans la deuxième partie de la chanson, n’hésite pas à utiliser une instrumentation bien plus riche, faisant intervenir les claviers et les chœurs, sans que jamais on ne puisse le soupçonner de rechercher une quelconque émotion purement esthétique. Comme il le dit, « Ce n’est pas un projet artistique ; c’est ma vie ».

*J’ai attendu, pour écrire ce qui suit, la veille de la parution de cette chronique, mais je pense maintenant que Carrie & Lowell est la plus grande œuvre musicale de ce siècle. Vous pouvez sourire ; je suis sérieux !

**Mais, si vous êtes riche, vous trouvez aussi les paroles dans l’édition vinyle.

***L’essentiel de ce qui suit provient d’une interview que Sufjan a donnée à Pitchfork, au moment de la sortie de l’album.

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