Je crois que j’ai, sur mes étagères, sept versions de “Carry Me Ohio”. Aucune n’est plus proche du mystère de cette chanson que celle qui se trouve sur “Ghosts Of The Great Highway”. Car “Carry Me Ohio” renferme un mystère en son sein.

Mais d’abord, il faut savoir que “Ghosts Of The Great Highway” est le premier album de Sun Kil Moon, qui n’est autre que le groupe que Mark Kozelek forma après la dissolution des Red House Painters, en compagnie du bassiste Geoff Stanfield, (de Black Lab), du batteur Tim Mooney, (d’American Music Club) et du seul rescapé des RHP, le batteur Anthony Koutsos. D’autres collaborateurs participent à cet enregistrement dont la production est assurée par Mark lui-même.

Vous rappellerais-je que Mark Kozelek est rien moins que le plus grand auteur de chansons américain vivant ?* Et les paroles de “Carry Me Ohio” auxquelles je vous renvoie sont d’une force et d’une lucidité qui ne se dément pas, même s’il s’agit d’un sujet aussi rebattu que le temps qui passe et les amours disparues.

Mark écrit des chansons qui ne prennent pas leur élan vers une fin annoncée. “Carry Me Ohio” dure près de 6 minutes et demie, mais si sa durée était doublée, on ne s’en apercevrait même pas. Comme beaucoup d’autres chansons de Mark, celle-là ne va pas vers l’avant, elle va vers la profondeur ; elle fouille, creuse au même endroit, au risque de vous faire mal ; elle répète ses admirables motifs sans vous prévenir qu’ils peuvent finir par réveiller un peu la folie qui est en vous.

J’aime évidemment beaucoup les chansons tristes, tout comme vous, je pense, car nous avons tous expérimenté le fait que cette tristesse est douce à éprouver, dans la mesure où il s’agit d’une émotion pure, qui n’est pas reliée à un évènement perturbant ; de la même manière que certains adorent se faire peur en visionnant un film d’horreur au cinéma, dans le confort et la sécurité de leur fauteuil.

Mais le mystère de “Carry Me Ohio”, c’est que cette chanson ne me laisse pas à l’extérieur ; elle parvient à m’entraîner, par une sorte d’aspiration centrifuge, au centre de la douleur et du désespoir qui la constituent, jusqu’à ce que je sois en résonnance avec mes propres sources de désespoir ou de tristesse. « Mon cher OldClaude » me glisse une voix amie, « cesse donc ces expériences masochistes ; éloigne-toi du splendide poison que distille le génie de Mark Kozelek, et va donc écouter de la musique légère !» Oui, j’en conviens, ce serait une solution, mais je ne peux pourtant pas m’y résoudre, car la beauté de cette chanson est telle, que le prix à payer pour accéder à son “mystère”, n’est, après tout, pas si élevé. Comme nous le dit André Breton, à la toute fin de “Nadja” (1928) : « La beauté sera convulsive ou ne sera pas ».

____________________________

*Quelqu’un vient de s’exclamer : «Mais Bob Dylan n’est pas mort !». Je reconnais que tout cela mérite discussion.

Print Friendly, PDF & Email