Après la très longue chronique consacrée récemment* à un titre de Fantaisie Militaire, chef-d’œuvre du regretté Alain Bashung, je voudrais me consacrer à une autre chanson tout à fait essentielle de cet album, puisque c’est celle qui lui a permis de toucher un assez large public.

Si vous vous reportez donc, ce que je ne saurais trop vous conseiller, à cette précédente chronique, vous verrez que la partie principale du travail de préparation de l’album (une année, tout de même !) a consisté en une confrontation amicale entre Jean Fauque et Alain Bashung, le premier apportant beaucoup de textes, et le second sabrant, coupant, charcutant, modifiant…

C’est à partir du premier vers, apporté par Fauque, «On m’a vu dans le Vercors» que la chanson va se construire, mais plutôt que d’essayer de trouver des significations cachées, à tel ou tel mot ou expression, souvent obscure du texte, il vaut mieux considérer qu’il s’agit ici, comme dans une grande partie de l’œuvre de Bashung, d’un travail sur les signifiants, et que la musique des mots y est plus importante que leur sens. Il n’en reste pas moins, en particulier si l’on se réfère à ce que Jean Fauque lui-même a pu en dire lors d’entretiens radiophoniques, que l’actualité de l’époque a joué un rôle important lors de l’élaboration de “La Nuit Je Mens” : le procès Papon avait débuté en 1997, René Bousquet avait été assassiné quelques années plus tôt, et je crois simplement qu’il ne s’agit, dans cette chanson que de susciter des images ou des évocations à propos du mensonge, justement, du double visage (le salaud derrière le masque du haut fonctionnaire intègre), du faux-semblant, de la tromperie, y compris dans le registre amoureux.

Quelques exemples : dès l’évocation du Vercors, haut lieu de la Résistance, le pseudo-héroïsme ludique du saut à l’élastique. Puis le texte poursuit dans cette voie où se stratifient des époques très éloignées, et en premier lieu la Rome antique (les amphores, les aqueducs…). Cependant, l’idée la plus importante de cette image est que le voleur d’amphores vole ce qui est déjà soustrait au regard de tout un chacun, puisque ces amphores sont immergées. « Histoire d’eau » comme le souligne le couplet suivant, sans qu’aucun commentateur n’ait fait remarquer que l’allophone dont cette expression dérive n’est autre que le superbe livre de Pauline Réage, Histoire d’O (1954) dont le sujet, comme chacun sait,  est celui de la soumission érotique d’une femme. Le  «T’accaparer seulement t’accaparer » est un rappel de cette idée.

Puisque nous sommes dans l’eau, il convient d’y rester, en y conviant ces murènes, poissons serpentiformes, dont l’apparence a de quoi glacer les sangs de quiconque n’est pas trop familier des bestioles sous-marines. « J’ai fait la cour à des murènes », et cette étrange occupation n’a pas, non plus, été au centre des nombreuses explications de texte que “La Nuit Je Mens” a fait surgir. Il existe, tout d’abord un rapport avec la Rome antique, strate temporelle présente dans le texte, au détour de certains mots, et qui prend sa source dans le Satiricon de Pétrone et dans les légendes qui racontent les habitudes de certains patriciens romains qui précipitaient leurs esclaves récalcitrants dans de grands aquariums où ils élevaient des murènes, afin qu’ils soient dévorés. Or les murènes ne méritent pas une réputation aussi horrible ; derrière un faciès assez effrayant se cache un poisson timide qui ne mord que s’il se sent attaqué, et beaucoup de plongeurs sous-marins ont réussi à apprivoiser des murènes qui venaient ensuite manger dans leur main. Il s’agit, là encore, du caractère fallacieux des apparences.

Et comment comprendre cette anaphore qui s’articule autour de la triple répétition (quadruple si l’on va chercher «J’ai fait la saison..») «J’ai fait la cour à des murènes J’ai fait l’amour, j’ai fait le mort» permise par l’allitération de la consonne “m”, sinon qu’elle s’appuie sur le faux-semblant « j’ai fait le mort », mensonge ultime dont la liaison avec les affirmations précédentes conduit également à en souligner leur fausseté ?

J’ai un peu plus de mal avec le couplet «Un jour au cirque…», mais certains ont pointé, à juste titre, que ce cirque venait également en droite ligne de l’Antiquité romaine. Peut-être aurait-il fallu poursuivre, et rappeler que le cirque était le lieu  où les spectateurs venaient se repaître de spectacles sanglants (combats de gladiateurs ou dévoration de condamnés par des animaux sauvages), façon  de mettre en exergue la cruauté qui préside aux rapports de séduction ? « Dresseur de loulous Dynamiteur d’aqueducs » est encore plus mystérieux, mais j’ai cependant l’intuition qu’il s’agit de cet « autre » qui a cherché à plaire à la femme à qui Bashung s’adresse. Certains ont avancé que les dynamiteurs d’aqueducs rassemblaient la strate romaine et celle de la Résistance. Même si ce n’est pas faux, je ne suis pas convaincu que l’on ait ainsi épuisé le sens de l’expression, car à quoi donc servaient les aqueducs dans le monde antique sinon à transporter et distribuer l’eau, signifié qui court tout au long de la chanson ? Le dynamiteur est-il celui qui empêche et détruit l’histoire d’eau dont il est question, l’histoire avec les murènes à qui l’on fait la cour, celle qui se passe à la station balnéaire, qui fait jaillir le geyser ?

Le « dresseur de loulous » est encore plus obscur sauf si l’on perçoit ce que cette épithète peut avoir de méprisant. Tout cela me fait penser que, comme dans “Angora”, il faut lui chercher des sources biographiques ; nous rentrons là dans des suppositions dont seul Alain Bashung, lui-même, possédait les clés.

En fin de compte, mais il ne s’agit que d’une hypothèse invérifiable, j’ai l’intuition que les deux chansons d’Alain Bashung que j’ai choisi de mettre en avant parmi toutes celles qui font la splendeur de Fantaisie Militaire, possèdent un substrat biographique à la fois évident et caché ; la séparation d’Alain Bashung d’avec la mère de son fils nourrit ce disque tout en préservant la nécessaire discrétion et la pudeur de l’auteur**. Cris de désespoir sublimés par la beauté de la musique, ces textes appartiennent, à n’en pas douter, aux plus belles expressions de la poésie française de ce siècle.

*Voir “Angora”, et merci encore à Bertrand Dicale dont le livret qui accompagne la réédition en coffret de l’album (2014) est une inépuisable mine de renseignements.

**Notons incidemment que c’est lors du tournage du (beau) clip de “La Nuit Je Mens” que Bashung rencontra sa future femme, Chloé Mons.

 

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