octobre 2016

Voilà un titre assez schizophrénique, et je demande, par avance, à mes amis psychiatres de ne pas s’en inquiéter.
Cependant, plus j’avance dans la rédaction de ce blog, plus je suis conscient des contradictions qui se présentent à moi.

Je l’ai déjà indiqué, par ailleurs, mais, lorsque j’ai décidé de commencer ce travail, j’ai réfléchi à plusieurs options possibles : soit je m’intéressais à un certain nombre d’albums, et j’en faisais la critique ; il s’agit de l’option adoptée par la majorité des sites qui s’occupent de musique. Soit je listais un nombre bien plus élevé de chansons, option finalement retenue, minoritaire, mais qui ne va pas sans me poser un certain nombre de problèmes que je qualifierais de déontologiques, ce dont je vais m’expliquer maintenant.
La première question qu’il faut se poser n’est autre que celle du statut de la musique pop. Est-ce un art, un art mineur, sans doute, mais un objet artistique qu’il faut traiter en tant que tel, ou bien une création industrielle, certes initiée par des travailleurs œuvrant dans le champ d’un Art qui est la Musique, mais qui en ont depuis longtemps perdu toutes les spécificités, et qui ne s’attachent qu’à fournir des produits, lesquels ont vocation, d’abord et avant tout, à être vendus?
Vous savez, bien sûr, ce que je vais répondre, et cette réponse est fonction de mon histoire (donc, de mon âge), et également de l’histoire de cette musique que j’aime.
Revenons donc quelques décennies en arrière, avec une première affirmation, sans doute contestable, mais sous la bannière de laquelle je me range : la musique pop, telle qu’elle est née vers la fin des années 50, au croisement du blues, du rhythm n’ blues (c’est-à-dire des musiques noires), du folk et de la country music (c’est-à-dire des musiques blanches) est une forme artistique neuve qui s’adressait à un public lui-même neuf et parfaitement défini, en l’occurrence une frange de la jeunesse (blanche, il faut quand même le souligner) américaine, née juste après la Seconde Guerre Mondiale.

Si l’on suit ce raisonnement, qui oppose objet artistique et produit, il est facile de comprendre que, tant que l’Industrie n’avait pas encore imposé sa mainmise sur la musique pop, pour la transformer en un produit accessible au plus grand nombre, nous étions encore sous le régime de l’objet artistique. C’est la période de plus grande créativité de cette musique, les flamboyantes années 60, les baroques années 70, où tout, dans ce domaine, était à défricher, où la nouveauté, l’expérimentation, en un mot, la créativité, était à l’ordre du jour. Certes, il fallait vendre des disques, mais il ne s’agissait pas de les vendre au plus grand nombre. Les artistes avaient leur mot à dire, le calibrage et le formatage n’étaient pas de mise, et c’est à cette période qu’on vit apparaître, sous l’impulsion des Beatles, l’album 33 t comme objet artistique déterminé, et pour beaucoup d’amateurs, insécable.
Ce dernier mot pour indiquer que, bien entendu, dès les années 60, une bonne partie du public fonctionnait sous le régime du “tube”, du “hit-parade”, mais qu’il existait une partie importante d’amateurs qui considéraient l’album 33 t comme un tout (mais pas comme un bloc, car certaines plages pouvaient être d’une qualité inférieure). Lorsqu’on écoutait “Aftermath”, “Revolver” “Electric Ladyland” ou “Ummagumma”, c’était bien dans leur intégralité qu’on les abordait, même si secondairement, certains titres pouvaient se révéler plus puissants.
Si les choses avaient continué de cette façon, le rock aurait été destiné à n’ être qu’une affaire de “happy few”, et n’aurait jamais eu le retentissement planétaire qu’il connaît.
l’Industrie a donc inventé les compilations et les “best of” de façon à saucissonner, à segmenter, à découper en tranches les objets artistiques, et à les transformer en produits, accessibles au grand public ; cette évolution s’est accélérée avec l’arrivée du compact disc audio, le coup de grâce ayant été donné par le Walkman et ses dérivés.
Souvenons-nous, par exemple, de notre réaction lorsque ont été édités les 2 fameuses compilations des Beatles actuellement connues sous les titre de “Album Bleu” et “Album Rouge” : nous n’avions que mépris pour ces assemblages vaguement chronologiques, nous qui possédions chaque parution des créations du quatuor britannique !
Le musicien était dépossédé de la destinée finale de ses compositions, ou tout au moins d’éléments conçus comme un ensemble cohérent, chacun des auditeurs devenant le maître d’une néo-création appelée “playlist”, et étant à l’œuvre initiale ce qu’un collage rassemblant Les Demoiselles d’Avignon, Deux Femmes Courant Sur La Plage et Guernica serait pour appréhender Picasso !
Et bien sûr, Internet, la dématérialisation des œuvres, le streaming, ont accentué cette tendance délétère qui fait qu’à terme, on annonce la disparition de l’album, la plupart des auditeurs se contentant de piocher 2 ou 3 chansons, par-ci, par-là, constituantes de leur “playlist”.
Et que fais-tu, OldClaude, sinon participer à cette déconstruction, à cette fin de la musique que tu dénonces ?
Eh oui ! Ce qui explique le titre de ce petit essai. J’ai peut-être pris acte que les fossoyeurs ont gagné, que la musique gratuite telle qu’on la trouve sur YouTube, et qui illustre la plupart de mes chroniques, est l’avenir inéluctable de ce monde, que la musique ne s’écoute plus dans des auditoriums, ou sur des chaînes hi-fi élitistes, mais sur des auto-radios, des ordinateurs ou des smartphones.
Quant aux vinyles, tellement chics et tellement à la mode, ce ne sont plus des objets artistiques, tels que j’ai essayé de les définir, dans la mesure où ils appartiennent à la même chaîne de distribution que l’ensemble des canaux qui fournissent la musique, mais des produits de luxe, destinés à flatter votre narcissisme, et à vous faire dépenser le plus d’argent possible.
Tout cela m’attriste, évidemment, mais je ne voulais pas continuer ce blog sans vous avertir que j’ai une conscience aigüe de la décadence, et peut-être de la barbarie vers laquelle nous nous précipitons.

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