Dans la note de bas de page qui figurait dans ma chronique de “Nous Sommes Tous Frères”, tiré de l’album éponyme de Ramon Pipin paru en 1985, je vous informais qu’une nouvelle version de cette chanson était au menu de Comment Éclairer Votre Intérieur*, et je me proposais d’y consacrer également une chronique, histoire de voir ce qui avait pu bouger, 31 ans après. Nous y voilà.

Ainsi que je le suggérais dans cette précédente chronique, Ramon Pipin, ─ dans une étroite collaboration avec le regretté Costric ─ loin de nous délivrer un message politiquement correct propre à faire rougir un troupeau d’universitaires américains, le fait imploser sous le poids de sa propre absurdité, en universalisant son propos d’une telle façon, que celui-ci n’a plus aucun sens.

Le premier couplet, le seul qui soit identique dans les versions 1985 et 2016 le démontre à l’envi, qui donne de la diversité ─ symbole de la société désirable ─ une image ridicule. Ce qui l’illustre, en effet, est constitué de couples tellement opposés ou tellement improbables, que toute idée de fraternité en est exclue. Ce beau mot de fraternité qui figure dans la devise de la République n’est possible que dans une communauté de valeurs, ce qu’ignore volontairement le texte, et l’effet comique provient justement de cette “fraternité” détachée de toute réalité.

Et puis, comme souvent chez Ramon Pipin, ces oppositions se déplacent, du signifié vers le signifiant lui-même** (myope/presbytère), renforçant cette coupure avec la réalité et nous plongeant dans cette absurdité, qui est le ressort du texte.

Il est important de noter que, parallèlement à l’affirmation d’oppositions radicales (victime/tortionnaire), la plupart des oppositions énoncées mettent en lumière des pseudo-oppositions, où ce qui rassemble (l’argent, le sexe, la maladie…) est plus structurant que ce qui sépare. La principale victime de ce procédé est la pauvre Lou Doillon qui ne sort pas grandie de ce couple avec une verrue plantaire.

Comme pour “rattraper” cette affirmation humaniste déstructurée et minée par l’absurde, le texte de 2016, tout comme celui de 1985, se conclut par la répétition, en quatre langues (dont une morte) de l’idée-force de la chanson, mais cet éparpillement langagier dilue et affaiblit le sens de l’affirmation, au lieu de le renforcer.

Je vous renvoie à mes commentaires de la version 1985, qui saluent la qualité de la musique et la pertinence des arrangements, lesquels ont beaucoup moins vieillis que d’autres productions de cette époque, pour m’arrêter évidemment sur cette version 2016.

Ramon Pipin a choisi, et il a bien fait, de respecter l’ossature mélodique, harmonique et rythmique de la chanson, mais les arrangements sont radicalement différents et donnent une idée amusante de ce qu’on peut appeler la “modernité” en musique.

En effet, là où la version 1985 est envahie par les synthétiseurs, les voix et les rythmes “robotiques”, une rigidité censée illustrer le monde technologique dans lequel nous pénétrions avec une certaine fascination dans ce dernier quart du XXème siècle, il semblerait que le mot d’ordre, en 2016 soit : « Machines arrière, toute ! ».

Sur un tempo à peine plus rapide, plus aucun synthétiseur, le moins possible d’électronique, à part un ou deux effets sur les voix. On reconnaît là la « patte » de Vincent ” Turquoiz” Chavagnac, responsable des orchestrations du disque, et ayant assuré la production, conjointement avec Ramon et Jean-Marc Pinaud.

C’est un quatuor à cordes en majesté qui occupe la place autrefois occupée par le synthétique. Kraftwerk a perdu la partie ! Anne Gravoin (1er violon), David Braccini (2ème violon), Jonathan Nazet (alto) et Mathilde Sternat (violoncelle) donnent à cette version une chaleur, une humanité réconfortantes, soulignée encore par les chœurs où brille, comme d’habitude, Clarabelle. La guitare électrique de Stéphane Daireaux, dévolue à la rythmique, reste discrète. La basse de Marc Périer enveloppe, là où celle de 1985 heurtait. Franck Amand n’est pas en reste même si sa partition de batterie lui impose de respecter le rythme martial d’origine. Curieusement, c’est le piano de Cyril Barbessol qui apporte le plus de réminiscences de 1985, en reprenant parfois le motif de basse de l’époque***. Et que dire du Philicorda de Ramon, rescapé des années 60****, dont la sonorité particulière fait le lien avec une époque située non pas 31 ans, mais 50 ans en arrière ? Mais il y a un élément très intéressant, une sorte de grain de sable, qui vient ─ oh, très légèrement et discrètement ─ bouleverser un peu le bel équilibre que je viens de décrire : dans la dernière demi-minute de la chanson, on entend, assez loin dans le mix, la guitare rageuse, distordue de Ramon Pipin lui-même, qui termine le morceau par un larsen. Je ne vous dirais pas le sens que je donne à ce qui peut apparaître comme une incongruité ; ce n’en est pas une, mais ça me permet de préciser que je suis de ceux qui pensent que tout a un sens. Bref, ça m’a fait penser à la conclusion d’une chanson de Sufjan Stevens que j’ai chroniquée récemment, laquelle se terminait par un chorus de guitare bruitiste et envahi par les larsens. Le maître expliquait ingénument qu’il aimait bien saloper un peu les choses qui pouvaient apparaître un peu trop jolies. Cette idée me plait bien, et j’ajouterais qu’il n’y a pas beaucoup de musiciens, sur cette planète, que je pourrais associer, dans le même paragraphe, à Sufjan Stevens. Vous en tirerez les conclusions qui s’imposent.

Cette musique nous dit bien quelque chose sur la modernité, et sur la peur qu’elle nous inspire ; elle nous avertit que l’histoire musicale ne suit pas la courbe d’un quelconque progrès comme nous le prouve l’impasse dans laquelle s’est fourvoyée ce qu’on appelle la Musique Contemporaine. Elle nous dit que l’être humain est en quête de beauté. Et il est assez cocasse que ce soit Ramon Pipin, artiste dont la réputation est plutôt celle d’un amuseur, qui nous rappelle cette absolue vérité.

*Voir ma chronique de “C’est Mon Dernier Concert“, ainsi que les quelques autres que j’ai pu consacrer à cet artiste.

**Le camembert opposé au beur a disparu de la version 2016, car le terme, lui-même a pris une connotation péjorative, remplacé par “rebeu”, lui-même en voie de disparition. Ont disparus également le RPR, la chanson de Maurice Chevalier, Jean-Pierre Mader, et bien sûr, le Minitel.

***Sans doute assuré par Hervé Lavandier et son Emu II

****Je constate avec une certaine satisfaction que l’un de mes musiciens préférés, Norman Blake, leader de Teenage Fanclub, est un grand adepte du Philicorda.

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