Un de mes amis me reprochait récemment d’afficher, dans ce blog, des affirmations péremptoires et subjectives : « meilleure chanson de tous les temps », « album de la décennie », « plus grand musicien du siècle », j’en passe et des meilleures. Je lui répondais en lui rappelant que je n’étais pas journaliste, et que ce blog était uniquement fondé sur des choses que j’aimais. Il fallait donc parfois utiliser le dithyrambe pour indiquer une certaine gradation dans mes goûts, dont, par ailleurs, je suis persuadé que tout le monde se fiche. Cependant ces exagérations attirent l’attention, et provoquent la polémique, ce qui ne saurait me déplaire.

Tout ce préambule pour vous prévenir que “River Of Orchids” est la première chronique que vous lirez (ou pas) d’une série de HUIT que je vais consacrer au onzième album studio de XTC, le génial (ça y est, ça commence) Apple Venus  volume 1 (il y aura un volume 2)*. Pourquoi cette extravagance, me direz-vous ? C’est simple ; je considère qu’Apple Venus vol. 1 est l’un des chefs-d’œuvre absolus de toute l’histoire de la musique pop, sans doute l’un de mes 2 ou 3 disques préférés, sans compter qu’il renferme l’une des plus extraordinaires chansons jamais écrites, nous verrons ça plus tard.

Vu la gravité de la chose, je vais être un peu plus long que d’habitude et essayer de replacer l’œuvre dans l’histoire agitée de XTC**.

Le groupe s’était, non sans mal, séparé de Virgin, et Andy Partridge, équipé maintenant d’un 8-pistes digital dans son studio de Swindon avait accumulé les chansons pour le prochain album qui devait sortir sous le label Idea Records, créé par le groupe, lequel serait distribué par Cooking Vinyl***. Le producteur était trouvé, en la personne de Haydn Bendall (qui avait travaillé avec Kate Bush, ainsi que sur l’un des premiers EP de XTC), il ne restait plus qu’à trouver le studio. Le guitariste de Squeeze, Chris Difford gérait un studio avec son frère, dans le Sussex et proposait des conditions financières très convenables.

 L’enregistrement doit démarrer le 16 novembre 1997. La pré-production se fait chez Bendall, mais quand le trio et Bendall arrivent dans le Sussex, on s’aperçoit que le studio est défaillant et inadapté. Grosse perte financière et refus des Difford de rendre au groupe les bandes de travail enregistrées pendant quelques semaines ! Ce n’est que le 5 janvier 1998 que le travail reprendra aux studios Chipping Norton, (où fut élaboré Nonsvch), dans lequel le temps, vu le budget, est compté. La priorité est d’enregistrer les rythmiques, et c’est Prairie Prince, l’ancien batteur des Tubes, qui occupera le tabouret, comme il l’avait fait pour Skylarking.

Andy profite du fait que Dave Gregory et Colin Moulding travaillent sur les deux chansons de ce dernier pour prendre l’avion pour New York afin d’y retrouver sa compagne, Erica. Cela rend Dave furieux, et la tension entre les deux hommes ne cesse de croître dès le retour d’Andy, d’autant que c’est à ce moment-là que le projet d’un double-album est abandonné, et que désormais ne seront travaillés que les titres devant figurer sur Apple Venus vol. 1. L’animosité est telle que, pour pouvoir enregistrer ses voix, avec Colin, Andy demande à Dave de prendre quelques jours de vacances. La lettre de démission de Dave arrive dès le lendemain !

Et, pour couronner le tout, le désormais duo doit subir l’absence de Bendall, retenu pendant 6 semaines par d’autres obligations. On parvient cependant à enregistrer les cuivres et les cordes le 16 avril à Abbey Road****, sous la direction de Mike Batt (huit titres en une journée !). Le duo travaillera encore avec Bendall en juin, mais en juillet, ce dernier annoncera son départ définitif du fait de trop nombreux engagements extérieurs. À ce moment-là, trois chansons, seulement, sont prêtes pour le mixage ! Nick Davies, qui avait travaillé sur Nonsvch, est appelé en urgence. Un accord de distribution avec TVT Records est signé, pour le marché américain, source d’un peu d’argent frais que le duo investit dans un studio d’enregistrement attenant à la maison de Colin. Tout cela permet de terminer l’enregistrement en 8 semaines, plus 18 jours de mixage, ce qui nous amène au 1 octobre 1998 (11 mois après la 1ère prise !). L’album sortira donc en février 1999.

Comme pour les albums précédents, le titre est trouvé d’après quelques mots d’une chanson de l’album précédent*****. L’accueil critique est excellent (je me souviens d’une première page du “Monde” !) mais, comme on pouvait s’y attendre, les ventes restent faibles. Et pourtant…

La première chanson du disque est donc “River Of Orchids” et est tout simplement stupéfiante. Je la décrirais comme une œuvre dans laquelle tous les éléments sont présents dès l’origine, mais qui se révèle progressivement comme si à chaque mesure un nouveau projecteur lumineux s’allumait pour en dévoiler une beauté qui se complète d’instant en instant.

Le premier projecteur nous fait voir…une goutte d’eau ; le second, une contrebasse qui joue un do ; le troisième, des cordes qui tressent un pizzicato, dans l’aigu. Tout est là, reste en place, et les projecteurs continuent à s’allumer ; sur la contrebasse qui joue un la, sur le pizzicato qui se réfugie dans les graves, sur ces trompettes qui annoncent l’entrée de la voix d’Andy, lequel nous clame : « I heard the dandelions roar in Piccadilly Circus ». Mais il n’y a que dans une version parallèle d’Alice au Pays des Merveilles que l’on entend les pissenlits rugir dans Piccadilly Circus ! Et les voix se multiplient, un grognement sceptique venant en contrepoint des exhortations d’Andy. « Take a packet of seeds, take yourself out to play, I want to see a river of orchids where we had a motorway ». La charge anti-automobile est féroce et c’est l’un des axes majeurs de ce disque, qui, il y a près de 20 ans, exprimait ces préoccupations que je n’ai même pas envie d’appeler “écologiques” (au sens où l’écologie serait le respect et la préservation de la nature par une humanité qui aurait accédé à la sagesse), mais qui parlent d’une Nature anthropomorphisée qui aurait repris le pouvoir******, et qui n’aurait de cesse d’éjecter l’être humain de son périmètre. Et tout se conclut par une goutte d’eau.

Dans une interview qui date de 2008, Partridge, explique qu’il a composé ROO avec son Proteus One, et, étant un médiocre claviériste, il a beaucoup utilisé le séquenceur. Pour comprendre ce qui se passe, il faut posséder le cd Homespun, qui réunit les maquettes réalisées préalablement à l’enregistrement du disque ; Andy y donne une définition très juste de sa chanson : « Une part de Philip Glass, une part de Gil Evans, deux parts de comptine, avec une tranche de chants de Noël », et on s’aperçoit, en effet qu’à peu près tout était déjà dans la maquette d’Andy********.

S’il n’y avait que “River Of Orchids”, on aurait déjà le meilleur disque de 1999. Mais la suite est encore plus phénoménale. See you, folks !

*J’ai laissé de côté “I’d Like That”, ainsi que les deux chansons de Moulding. Pardon, Colin !

**Sans l’indispensable XTC-Art sonique et vieilles querelles-éditions Alternatives et Parallèles-1999 de Philippe Bihan, cette chronique n’aurait pu être écrite. Un grand merci !

***On rappelle que XTC n’avait pas pu enregistrer quoi que ce soit depuis SEPT ans.

****£24,000 de 2016 dépensées en une journée !

*****”Then She Appeared” (Nonsvch“-1992)

******Ma future chronique sur “Greenman” reprendra cette idée.

*******Toutes les gouttes d’eau sont parfaitement en rythme, évidemment. L’enregistrement final superpose et ajoute ce qui vient du Proteus d’Andy et ce qui a été enregistré pendant la journée à Abbey Road.

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