Bien sûr, ça fait un peu bizarre d’écouter ça, 40 ans plus tard, et je me souviens maintenant que je les avais même vus sur scène, au Gibus, à cette époque. On était dans le post-punk, et Pere Ubu était réputé inaudible par la plupart des amateurs de rock. Mais pas par moi.

Pere Ubu était un groupe de Cleveland (Ohio) mené par la voix impossible de David Thomas, avec Tom Herman (guitare), Scott Krauss (batterie), Tony Maimone (basse, piano) et Allen Ravenstine (synthétiseurs et saxophones), et ce premier album, The Modern Dance est un sacrément bon album, même si pas à mettre à la portée de toutes les oreilles.

Avant d’être le lieu où l’on construisit le Rock And Roll Hall Of Fame, Cleveland, au bord du lac Erié, était une ville industrielle, et The Modern Dance porte la marque de cette industrie déclinante, puisqu’elle sera la première ville des USA à se déclarer en cessation de paiement.

“The Modern Dance” est rythmé par les coups d’un marteau et les halètements d’une machine à vapeur sortis des synthétiseurs analogiques de Ravenstine, et je m’aperçois en réécoutant ce titre, puis en réécoutant tout l’album, que  The Modern Dance reste l’une des choses les plus essentielles de toute l’histoire de la musique moderne.

Parce que, croyez-le ou non, et à la notable exception de Captain Beefheart, mais aussi du Velvet Underground, le rock avait, jusque là, des préoccupations esthétiques. Je veux dire que, de Chuck Berry jusqu’aux Sex Pistols (quoique, pour les Sex Pistols, je n’en mettrais pas ma main au feu…) le fil rouge qui court est celui de la recherche du beau (un peu comme dans les arts plastiques jusqu’à Marcel Duchamp). Mais le premier album de Pere Ubu n’a que faire de cette prétention ; il est la première manifestation d’une musique où la préoccupation sociologique prend le pas  sur tout le reste. D’une certaine façon, le rock du XXIème siècle commence avec The Modern Dance, et il n’y a pas ni à s’en féliciter, ni à le déplorer, c’est un fait.

La radicalité, mais, en même temps, l’humour noir de David Thomas et de ses amis permet que je puisse, en 2018, écouter avec le même plaisir cet intemporel chef-d’œuvre, et ce n’est certainement pas par snobisme que la plupart des critiques sérieux classent The Modern Dance parmi les disques les plus importants que le rock ait produit. Pere Ubu nous annonçait, même si la plupart se bouchaient les oreilles, que ce siècle qui avait hâte de commencer (puisque dès la chute du Mur de Berlin, on y était) serait bien celui de l’effondrement, de la mort de la planète, de la cacophonie et du cauchemar climatisé. Alfred Jarry doit sourire, dans sa tombe.

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